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Le chemin des galeux

LA DAME DU CHEMIN DES GALEUX

 

      

" Ce soir là  serait donc un soir particulier. Il avait flotté dans la journée une ambiance singulière, j’avais senti ma mère à la fois amusée et inquiète.

Le repas terminé, la table débarrassée, la vaisselle expédiée, la rituelle météo des mers achevée, nous avions accompagné mon père en haut du village.

Pierre Lavaud nous attendait au seuil de sa maison. On était entre chien et loup comme on dit à la campagne, ce moment tellement beau où le jour s’offre à la nuit avant de lui céder sa place, étrange duel-duo amoureux qui n’aurait ni vaincu ni vainqueur puisque inexorablement l’un et l’autre aurait le dessus.

Pierre avait ce sourire amusé qui semblait jamais ne quitter son visage rond.

Il était rond, le Pierre Lauby. Son ventre  était rond et même son galure était rond ! Il habitait la dernière maison du village sur la route de Montaigut et de son château. Une jolie petite maison qui, paraît-il, servait de lieu de rendez-vous à la petite bourgeoisie guérétoise au début du 20ème siècle, un lupanar rural en quelque sorte. Je ne me souviens plus si ce soir là il était rond mais je ne crois pas que c’était son habitude.

Il avait trop envie d’assister à ce jeu à la con, défi lancé à mon père qui ne demandait qu’à le relever. Un pari que seuls les hommes font entre eux, les  " t’es pas cap’ d’aller pisser contre la porte "  qu’on se lance à 8 ans, ou les "si tu bois pas cette bière, t’es pas un vrai mec"  de l’adolescence.

Ces deux couillons avaient trouvé leur jeu pour cette belle soirée d’été de mes 10 ans  : « t’es pas cap’ d’aller jusqu’au bout du chemin des galeux en pleine nuit sans lampe »

Le chemin des galeux.

La légende du village disait que dans ce chemin il y avait une source qui soignait les malades de la gale. Pour autant que je me souvienne, je ne savais même pas où elle se trouvait cette fameuse source. Il aura fallu que le cantonnier la nettoie et aménage un petit banc bien plus tard pour la localiser.

 

 

Je ne savais même pas pourquoi mon père allait traîner dans ce chemin en pleine nuit. Je comprenais seulement qu’on allait devoir l’attendre et que si Pierre affichait son éternel sourire, bien content de sa soirée, ma mère semblait plus inquiète. En fait, on ne l’a pas attendu, c’était déjà trop long le chemin des galeux dans la journée, alors la nuit sans lumière, tu parles !

 

Il a fini par rentrer mais moi je dormais.  Je n’ai jamais été stressé.

Il avait été jusqu ‘au bout, là où le chemin redescend en longeant la voie ferrée pour aboutir sur la route de Guéret. Il s’était aidé des étoiles et lorsque le feuillage avait été trop dense, il avait littéralement tâtonné, trébuché, mais il l’avait fait, ça Pierre pouvait en être sûr !

 

Cette histoire s’est cachée dans ma mémoire. Elle m’a rattrapée, une quinzaine d’années plus tard, un soir de juin, entre chien et loup.

J’avais quitté Paris et la Sorbonne. Je n’avais plus suffisamment d’argent pour continuer mes études. Ou bien j’en avais marre mais je n’en suis pas sûr parce que j’aimais bien cette année de Lettres modernes ; J’avais trouvé à la fac des profs formidables qui aimaient transmettre leur savoir, surtout cette prof qui avait réussi à me captiver avec la grammaire française et, encore plus fort, me faire aimer Proust. Je suis sûr qu’elle aurait pu faire aimer l’annuaire à ses élèves pourvu qu’elle y trouve un intérêt littéraire.

Et je suis revenu là où je me sens si bien, là où je me sens moi-même, sur cette terre qui m’a aimanté autant que je l’aime.

On était en juin, il faisait beau, la journée s’était déroulée dans une chaude douceur. J’aimais bien aller me promener après mon dîner solitaire. Ce soir là, mes pas me conduisirent à l’entrée du chemin des galeux où j’aperçus une fumée blanche s’élever d’un champ en bordure. Les haies avaient été taillées et les branches mises en tas au milieu du champ où elles se consumaient lentement. Le feu, c’est le spectacle préféré des rêveurs et qui les pousse à laisser divaguer leurs pensées. Moi, devant le feu, je crois même que j’ai du mal à penser, je me contente de le regarder et de me laisser aller à cette fascination, sûrement une réminiscence post-préhistorique.

J’ai soulevé la barrière en bois et je me suis assis près de ce feu, l’alimentant des branches encore non consumées. En ce début de soir de juin, le jour persistait et la chaleur du foyer m’enveloppait .

Je suis resté là longtemps, jusqu’à ce que la lumière décline lentement et que la fraîcheur de la Gartempe remonte jusqu’à moi. J’ai pris soin de tasser les braises qui auraient pu brûler les herbes proches et je me suis assuré que le cœur du foyer encore incandescent ne risquait pas de s’étendre. J’ai vidé ma vessie dessus pour allier l’utile à l’agréable.

Je refermais la barrière lorsque j’entendis chanter. Une voix féminine, douce, très douce, qui entonnait ce qui m’a semblé être une berceuse ou bien une chanson d’amour. Je suis resté figé tant cette voix était séduisante. Je cherchais qui, dans mon village, pouvait chanter aussi magiquement. Je pensais à une fermière du Monteillard qui amenait ici ses moutons mais j’avais bien du mal à l’imaginer avec une telle voix.

Je suis resté longtemps comme ça comme un chien à l’affût.  Ne trouvant pas de réponse, je me suis dirigé vers cette voix…

 

                                                          

 

C’était un moment troublant que d’associer une image à la sonorité d’une voix. Je me la représentais facilement cette femme aux longs cheveux bruns et à la robe de coton blanc. Elle n’avait rien d’une princesse ou d’une fée. Non, c’était une femme habillée simplement.

J’ai avancé vers elle dans le chemin des galeux pendant un bon moment tout en ayant l’impression que plus j’avançais, plus la voix s’éloignait. C’est bien ce qui m’a troublé. La nuit était tombée et je n’y voyais plus rien. Je me suis arrêté, figé dans la certitude que quelque chose n’allait pas. Je suis reparti en sens inverse à la course...

La lumière du lampadaire de la rue m’a rassuré, j’ai ralenti mon pas et mon cœur s’est calmé. Je me retrouvais à onze heures du soir comme un couillon avec une histoire de fou et personne à qui parler.

 

Tant pis, je me suis décidé à aller à pied dans la nuit chez Mado et Jacques qui habitait à Meillareteix juste au dessus du village, sur la route du cimetière. Par chance ils n’étaient pas couchés et regardaient la télé.

- Vous allez me prendre pour un cinglé mais il faut que je vous raconte quelque chose.

 Nous nous sommes assis autour de la table de la cuisine et j’ai déballé mon histoire. A mon grand étonnement, ils ne se moquèrent pas de moi. Si Jacques avait un sourire, Mado semblait grave.

- Mais enfin, tu ne connais pas la légende du chemin des galeux ? me demanda-t-elle étonnée. Comme je lui répondait par la négative, elle me raconta sa propre histoire.

Mado adorait la pêche. La Gartempe lui fournissait sa dose de truites, de perches ou de vairons. Elle y passait ses journées dès que les beaux jours étaient revenus et que la période pêche était ouverte. Elle était connue pour ça Mado, assise au bord de l’eau sur son petit tabouret et une cigarette au bord des lèvres. Mado, c’est pas la pêche qui lui a été fatale, c’est la cigarette qui lui a détruit les poumons.

Un jour, la pêche n’avait pas été excellente alors elle est restée assez tard sur la rive droite de la Gartempe à guetter la truite qui viendrait enfin taquiner son bouchon. Et c’est là que Mado a entendu  un hurlement poussé par une femme, là-bas, de l’autre côté de la rivière, dans le bois qui enveloppe le chemin des galeux. Prise de frayeur, elle a plié ses gaules et est rentrée vite fait chez elle. C’est une vielle dame du village, Mme Jeunepain, qui habitait la maison juste en face de la mienne qui lui a raconté la légende.

Le chemin des galeux possède une source qui soignait les maladies de peau au Moyen-Age. La légende prétend qu’un homme serait mort de maladie et que depuis sa femme hante le chemin, chantant pour attirer les hommes et hurlant pour écarter les femmes.

Voilà donc pourquoi personne ne s’était moqué de moi qui débarquait à 11 heures du soir avec une histoire de fantôme.

Voilà pourquoi Pierre avait envoyé mon père en promenade nocturne : la Dame du chemin des galeux."

 

Extrait du roman de Jean-Marcel Maury

Je reviendrai à Sansao, éditions du Moulin

 

 

                

         photos : Coco    la fontaine des galeux         le petit banc en pierre qui la surplombe

 

Quelques informations :

On croit que le feu des ardents ou le feu de saint Antoine désignait, au Moyen Age, le mal nommé gale, de nos jours.

De tous les fléaux qui déciment les populations au Moyen âge, le « mal des ardents » ou « feu Saint Antoine » est l’un des plus meurtriers. Ce mal sévit dans toute l’Europe et apparaît en Dauphiné vers 1090-1096.

Contractée par intoxication alimentaire, la maladie présente deux aspects distincts : l’un convulsant, l’autre gangréneux. Elle laisse des lésions irrémédiables, les membres se gangrènent, accompagnés de plaies purulentes et nauséabondes, une mauvaise irrigation du cerveau provoque chez le malade un état hallucinatoire ; proche de la démence.

Face à ce mal terrifiant, la croyance en la puissance miraculeuse d’un Saint, et plus particulièrement en celle de Saint Antoine, demeure pour de nombreux malades le seul recours. En 1596, la faculté de médecine de Marbourg (Allemagne) attribue l’origine du mal au seigle ergoté (l’ergot est un champignon parasite nommé Claviceps Purpurea) qui, absorbé, entraîne un empoisonnement du sang.

« Le mal commençait par une tâche noire; cette tâche s’étendait rapidement causant une ardeur insupportable, desséchait la peau, pourrissait les chairs et les muscles qui se détachaient des parties osseuses et tombaient par lambeaux. Feu dévorant, il brûlait petit à petit et enfin consumait ses victimes sans qu’on put apporter de soulagement à leurs souffrances. Plusieurs éprouvaient ses plus cruelles atteintes dans l’espace d’une nuit ; s’ils ne mourraient pas au bout de quelques heures. »

Ecrit de Sigebert de Gembloux au XIe siècle

 

 

Différentes légendes concernant des dames en Creuse :

On raconte à Guéret l’histoire de La Dame Rouge qui habitait dans la forêt de Chabrières.

Une légende du Jura raconte qu’il y avait une Dame rouge qui habitait une grotte du vallon de la Creuse. Elle se faisait entendre par des cris plaintifs et pour effrayer les enfants du Jura qui n’étaient pas sages, on les menaçait de cette dame rouge.

 

Concernant la Dame du chemin des Galeux, difficile de ne pas faire la comparaison avec les sirènes de l’Odyssée écrite par Homère, poète grec du IXe siècle avant Jésus Christ. Etres fabuleux dont le chant séduit et attire les hommes qui passent à leur portée. «Mais, dit Homère, il est perdu celui qui, par imprudence, écoute leur chant ; jamais sa femme et ses enfants ne le reverront dans sa demeure et ne se réjouiront». Mais souvent elles quittent leur résidence habituelle pour parcourir les campagnes, aveugler et affoler les hommes et jouer le rôle de vengeresses ; ce sont elles qui causent les rêves effrayants et les cauchemars.

Les sirènes étaient des êtres fabuleux, à la tête et au buste de femme sur un corps d’oiseau. Elles attiraient et charmaient les marins par la douceur de leur voix, qui faisait tout oublier et les navires se brisaient sur les récifs.

Prévenu par Circé, Ulysse sut leur résister. Il demanda à ses hommes de se boucher les oreilles avec de la cire pour ne pas entendre le chant des sirènes. Quant à lui, comme il voulait écouter leur voix mais ne pas se laisser entraîner par leur charme, il demanda à son équipage de l’attacher solidement au mât du navire pour être sûr de résister à la tentation.

 

            

                                                  l'entrée du chemin et l'arrivée à la source

 

 

 

            

            la cabane en pierre construite par mon arrière grand-père en bordure du chemin